Le chuchotement muet de Roland Barthes se lit en filigrane de Glissé amoureux, une œuvre que Camille et Grégory mènent, à deux et par petits bouts, depuis plus de cinq ans. Fragments d’un discours amoureux1 est le point de départ de leur réflexion, à la fois fil conducteur et rhizome de cette forme d’hommage, singulier et protéiforme, que les artistes rendent à l’auteur. En une succession de haïkus « à géométrie variable et entrées multiples »2 qui coexistent sans qu’ils ne s’engendrent, les artistes dressent un portrait mouvant du sentiment amoureux. La cohérence s’affirme heuristiquement dans cette dispersion où tout fusionne.

C’est dans l’interstice de tableaux changeants3 que le projet affirme l’ambiguïté de son premier point d’ancrage, alors qu’il tisse L’Aurore de son propos. La rencontre signe le début du glissement vers le collectif. Comme à travers le trou d’une serrure, Camille et Grégory dévoilent subtilement leur genèse. Fragments écrits, sonores et visuels brouillent déjà les cartes du vécu avec celles d’une projection fantasmée. En parallèle de cet état des lieux, ils se lancent à visages découverts dans la thématique qui leur est alors proposée d’explorer : le couple et le territoire.

Le projet devient objet : celui du sentiment, socle métaphorique, muable mais impalpable, que les artistes transportent au fil de leurs rencontres et de leurs errances. Ils le conjuguent à tous les temps, le soumettent à divers états et lui accordent de multiples formes, dans une valse perpétuée entre l’intime et l’universel, le paysage intérieur et l’environnement extérieur.

Glissé amoureux implique, dans sa définition, la nécessité d’une rhétorique photographique commune qui évolue à mesure que les artistes développent leur dessein. Manières et points de vues se confrontent, se frottent se compromettent.

Arpenteurs, les photographes cherchent un cadre idéal. Ils enclenchent le retardateur. À ce stade, tout est sous contrôle, sauf le sujet. Dix secondes pour s’extirper de sa peau d’auteur et peaufiner son jeu d’acteur. Dix secondes pendant lesquelles chacun prend connaissance de son corps, en proie à la capture. Dans les tableaux, leurs présences trompent l’oeil. Un jeu de séduction et de confusion témoignant surtout d’une expérimentation performative : l’architecture d’un couple.

L’Aurore4 de Murnau est une souche sur laquelle les artistes viennent régulièrement se reposer : Une histoire « de nulle part et de partout. Qu’on peut entendre n’importe où et n’importe quand. Partout où le soleil se lève et se couche. (…) La vie est parfois amère et parfois douce »5.

Glissé amoureux est une histoire sans début ni fin, rythmée par le mouvement constant d’un balancier entre le je, le nous le vous, le rapport à l’autre, aux autres… La figure de la « Dame de la ville » nécessaire à Murnau pour allégoriser le trouble est ici inutile, celui-ci étant incarné par le langage corporel de Camille et Grégory.

Ici, la lumière vient modeler les chairs d’une étreinte anonyme semblant être sculptée à partir d’un seul bloc. Puis la torpeur cède à une froideur quasi clinique lorsque les visages apparaissent, figures de cires à l’abri d’un habitacle périurbain. Ailleurs, le paysage esseulé confirme le sentiment amoureux. Parfois, le cadrage se resserre sur un fragment de végétation, évoquant la peinture de Jackson Pollock autant que le papier peint familial.

Embrasser le lac6 dans son ensemble est une tache impossible. Second temps de la fugue, il se diffracte, se condense et s’étire, apparaît comme une véritable matière première, alors que le climat modèle les ambiances. Les personnages des images se heurtent à des émotions contradictoires, frustrantes et pleines. Emprunter des voies sans issue, s’entêter, se perdre ou tourner en rond, l’œuvre se teinte d’interludes exprimant doute, tension, combat… La perte de repères apporte une topographie jusqu’alors inédite : le tracer des cheminements d’une idylle. Cette cartographie se met en mouvement au fil des saisons, à travers une vidéo dévoilant le panorama de différents espaces-temps amoureux.

Faire œuvre à partir du couple est un exercice périlleux, tant cette thématique peut paraître tour à tour surannée ou mièvre. Le recours aux archétypes et autres lieux communs sont alors joués, sur joués, déjoués et enfin dépassés. Les anachronismes sont des pièges que les artistes esquivent autant qu’ils s’y laissent prendre.

Faire œuvre à partir de son propre couple ne se veut pas non plus narcissique. Le projet s’étaye d’échanges généreux lorsque Camille et Grégory vont à la rencontre des habitants leur proposant, par exemple, d’accueillir une photographie. À l’inverse, ils récupèrent volontiers des clichés amateurs de couples pour les mettre en scène le temps d’une exposition. Le corpus initial s’étoffe également d’herbiers remémorant des promenades complices avec le public.

L’équilibre retrouvé7. La maturité acquise permet alors une approche maitrisée, plus théâtrale, pourtant sobre et dépouillée. Les artistes creusent la question de l’intime, réduisant encore un peu plus la distance entre l’appareil et ses sujets : les corps et l’environnement minéral et végétal, pour une précision, solution révélatrice de l’universel. Tout est dans le fleuve. Ses paysages apportent une redéfinition du couple auteur et acteur. Être le support de l’autre, se supporter sans s’absorber, une résistance, mesure de protection visant à ne pas se laisser happer par la roue de Plutchik8. La Loire aussi a ses tourbillons qui entrainent les photographes à questionner à nouveau le cadre, dont le hors champs est une échappatoire à ses forces centrifuges. Une main attrapée flirte avec des émotions qui s’incarnent de manière plus habile et tactile. Les présences se libèrent du tableau.

Une nouvelle page se tourne tandis que Glissé amoureux gagne son statut d’objet, incarné par un livre, terreau et valise, que les artistes bouturent pour nos pérégrinations amoureuses.