Festival PERFORMANCE 2014
(Certains gestes anodins sont emplis de mémoire vive et emportée). Je les vois s’affairer, laver le sol hâtivement. Perceptions optiques, haptiques, hypnotiques, je regarde ces trois personnes supprimer avec zèle les traces de l’action évanouie dans nos souvenirs. Une odeur de vinaigrette persiste, la peinture au sol disparaît, l’ambiance pourrait s’apparenter à une soirée entre amis qui cultivent un goût pour l’irrationnel.
La performance est souvent considérée comme une concrétion de pratiques qui vont bien au-delà de leurs disciplines de rattachement, le festival souhaitait à juste titre rendre compte de ce champ artistique polymorphe en ne donnant pas de direction thématique mais en offrant des cartes blanches dans une formule d’invitations tentaculaires. Renouvelant le principe pour cette seconde édition, MilleFeuilles invita des artistes et convia trois programmateurs, Antoine Boute, écrivain expérimental belge, BBB Johannes Deimling, norvégien, perfor...
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Festival PERFORMANCE 2014
(Certains gestes anodins sont emplis de mémoire vive et emportée). Je les vois s’affairer, laver le sol hâtivement. Perceptions optiques, haptiques, hypnotiques, je regarde ces trois personnes supprimer avec zèle les traces de l’action évanouie dans nos souvenirs. Une odeur de vinaigrette persiste, la peinture au sol disparaît, l’ambiance pourrait s’apparenter à une soirée entre amis qui cultivent un goût pour l’irrationnel.
La performance est souvent considérée comme une concrétion de pratiques qui vont bien au-delà de leurs disciplines de rattachement, le festival souhaitait à juste titre rendre compte de ce champ artistique polymorphe en ne donnant pas de direction thématique mais en offrant des cartes blanches dans une formule d’invitations tentaculaires. Renouvelant le principe pour cette seconde édition, MilleFeuilles invita des artistes et convia trois programmateurs, Antoine Boute, écrivain expérimental belge, BBB Johannes Deimling, norvégien, performeur et directeur d’un atelier international pour la performance (PAS), et Marie Frampier, commissaire d’exposition menant notamment une réflexion sur la mise en exposition de la performance. Une brève bande-annonce de science-fiction emplie de suspense diffusée en amont du festival (Isabelle Prim), un passage éclair d’un personnage masqué en robe rose sur patins à roulettes hésitants (Ida Grimsgaard), une anthropologue venue du futur mêlant archives et questionnant notre relation au savoir (Kapwani Kiwanga), un duo banjo-human beatbox aux accents méditatifs (Cantenac Dagar), un moustachu cabotin chantant et brandissant en trompe-l’œil une projection vidéo de guitare (Baptiste Brunello) ; c’est la variable mobile du corps de l’artiste troublant sans cesse l’humeur du spectateur en dérision, concentration, détente, impatience, exaltation.
Des bribes de mémoire reviennent à la surface pour trois performances, révélatrices de la variété des champs d’interventions. Corentin Leven, élève de BBB Johannes Deimling fait son entrée des écouteurs dans les oreilles. Il commence une chorégraphie pulsative, pop, sans répit. Le souffle, de plus en plus présent, révèle la lutte d’un corps tentant de suivre la rythmique imposée. Tels des petits effets pyrotechniques, des couleurs jaillissent de son corps, peinture bleue et jaune pétant viennent maculer le sol, les murs et sa chemise à mesure qu’il transpire et suinte sa chorégraphie. Jaillissements directifs et joyeux des membres et de la couleur, il en perd ses écouteurs mais continue à vivre pleinement ce moment de danse. C’est l’enthousiaste complétude, puis il s’arrête brusquement. « There is no present ». La présence au monde s’est concentrée dans ce corps durant une bande-son muette, le fluide du temps, de la peinture, le beat secrétant la jouissance du moment s’infléchissent vers un aphorisme. Il répète qu’il n’y a pas de présent, qu’il est un pont entre le futur et le passé, que seuls des moments éternels existent. « Rendre l’instant d’autant plus intense et tendu qu’il exprime un futur et un passé illimités ¹», c’est l’Aiôn², incorporel, sorte d’éternité où subsiste l’événement, se partageant indistinctement entre le déjà passé et l’encore à venir. Ainsi Corentin Leven requalifie son apparition avec cette adresse ontologique, esquivant le présent pour glisser dans l’instant.
Autre mode d’énonciation durant ce festival, questionnant les limites et leur franchissement, « l’enterrement de la pute cosmique », une célébration pleine de folie et d’alacrité. Madely Schott débute sa performance avec un slow exalté au potentiel spectaculaire, exécutant parfois des figures frôlant le patinage artistique, ce duo de danse transporté avec Charles Pennequin cristallise un lâcher-prise allant au-delà des limites physiques, dans une volonté de transcender le corps érotique. Une folie punk et déjantée se déploie dans tout l’espace de MilleFeuilles, le public s’écarte toujours plus. Puis c’est la mort, les spectateurs sont pris à partie, invités à célébrer cette damnée de chiffon allongée sur la table. Un cortège rigolard s’ensuit, allant au bord du quai des Antilles en quête d’un paradis des sens égarés pour celui qui voudrait retrouver l’origine de la civilisation. L’accompagnement vocal d’Antoine Boute, chant diphonique exploré dans toutes ses variations possibles insuffle un excès de vitalité dans le corps de la prostituée communiant avec la terre en continuant ses compulsions irrémédiablement. Du borborygme scandé répété, chant inuit, tribal, rire primal, explosion originelle, éclate parfois un vocabulaire scientifique, céleste comme pour faire parler nos sens les plus philosophiques et triviaux à la fois. Le duo voix/corps s’imbrique avec justesse pour accéder au grotesque et à l’humour.
Proposant une variation autour de son livre Intérieur, Thomas Clerc, écrivain, pointe nos usages, secoue nos édifications rationnelles, propose une distanciation ludique face au langage. A la lisière du théâtre, de la conférence non sans une nonchalance pleine d’humour, Thomas Clerc déclame des formes de discours divers : il cite plusieurs fois une strophe d’un poème de Mallarmé, épluche avec emphase les titres de rubriques, d’énoncés de plusieurs quotidiens, le tout ponctué par des allers-venues vers une affiche blanche, sur laquelle, après un long temps de moue dubitative ou concentrée, il écrit une suite de lettres selon une chronologie alphabétique lentement distillée dans le temps. Selon Mallarmé, la mise en espace d’un poème a une fonction critique, l’espacement permet de réifier les énoncés. L’intrigue est à son comble, le spectateur ne saisit pas l’intentionnalité du texte, ni l’attente si longue pour l’activation d’un énoncé qui semble incompréhensible. Puis on découvre que de tête, Thomas Clerc tentait simplement d’inscrire sur le papier la strophe mallarméenne suivant les méandres de sa mémoire. Ainsi la lecture à voix haute de journaux et l’inscription enfantine de ce message poétique viennent nous relier au monde, questionner l’écriture et la lecture de façon à faire augmenter les possibilités d’expériences par le biais de la performance.
Extension d’une créativité au travers de l’action, le festival Performance a dilaté le temps, un coup de balai volatile en efface les traces pour que des successions d’œuvres se fixent à la fois dans nos mémoires et dans l’événement de leur réalisation.
Sandra Doublet
¹ - Logique du sens, Gilles Deleuze, 1969.
² - Selon la pensée stoïcienne l’Aiôn, que l’on traduit par éternité, est une conception du temps incorporelle se divisant entre passé et futur ; elle s’oppose à Chronos, le temps des corps, qui ne connaît que le présent.
Visuel : Adva Zakaï, "Solo Solutions", festival PERFORMANCE 2014, Nantes. © MilleFeuilles
Festival PERFORMANCE
Du 8 au 11 mai 2014 aux ateliers MilleFeuilles, à Nantes
www.millefeuillesdecp.com