Cette interview a été réalisée à l'occasion de la résidence du collectif R à Beppu¹ en juillet 2010. Ce séjour a été conçu en partenariat avec le Beppu project sur l'invitation de son directeur Jun'ya Yamaide ².
¹ Beppu est une ville du Japon d'environ 125 000 habitant située dans la préfecture d'Oita sur l'île de Kyushu, elle est célèbre pour ses Onsen (3000 sources chaudes environ dans la ville). Dans les années 80, le centre ville historique connaît son heure de gloire mais depuis cette période, les pôles actifs du centre ville ont périclités pour laisser place peu à peu une friche de magasins et de bâtiments. C'est dans ce contexte de réaménagement de la ville de Beppu, alimentant questionnements urbanistiques et sociologiques spécifiques, qu'est né le Beppu project.
² Jun'ya Yamaide est un artiste originaire d'Oita, ville voisine de Beppu qui a connu une carrière internationale avant de fonder le Beppu project en 2005.
Cet interview a été traduite par Masayo Momijiya
Beppu project : mixed bathing world
Collectif R : Avant le Beppu project, quelle a été ta carrière d'artiste ?
Jun'ya Yamaide : J'ai commencé mes activités artistiques vers l'âge de 18 ans mais je ne suis pas allé à l'école d'art et je suis un autodidacte. Dès 18 ans, j'ai fait ma première exposition. Ensuite, je suis parti à l'étranger et après un an de voyage je suis revenu à Oita. En fait, je ne suis pas de Beppu et même aujourd'hui je n'y habite pas. Tous mes titres d'oeuvres portent le nom de projet. Par exemple dans le Projet 08, j'ai rencontré des habitants de Oita pour leur emprunter ce qu'ils portent avec eux dans leur trajets quotidiens (vêtements, objets divers, accessoires ...). Je les ai transporté au Bengladesh pour les échanger avec les choses que les gens portent habituellement dans ce pays. Je suis rentré au Japon et j'ai rendu le fruit de cet échange aux gens d'Oita. Voilà, c'est une de mes oeuvres.
Depuis l'âge de 25 ans, j'ai commencé à faire mes activités à l'étranger comme à New York et en France, j'ai ainsi voyagé dans le monde entier. Beaucoup de gens m'ont conseillés de sortir de Oita, mais la base de mes activités était Oita. En 2004, j'étais à Paris et j'ai lu quelques articles concernant Beppu sur internet et j'ai constaté que la ville était de plus en plus effervescente. A la même époque, la Hollande me proposait un projet important mais j'ai préféré rencontrer tout de suite les personnes qui voulaient faire bouger la ville pour faire quelque chose avec eux. J'ai donc décidé de rentrer au Japon. En 2005, j'ai créé cette association pour organiser un festival artistique.
Pour réaliser ce festival, j'ai pensé, au début, faire appel à des curateurs pour mettre en place un festival. A New York, à PS1, j'ai rencontré un commissaire d'exposition très important qui m'a demandé si j'étais un artiste chinois, malgré que je sois japonais. Il me disait que la Chine était la grande puissance artistique d'aujourd'hui... J'ai senti, à ce moment-là, que certains commissaires d'exposition n'appréciaient pas les artistes et leurs travaux mais plutôt qu'ils les consommaient en donnant beaucoup d'importance à leur situation, par exemple à leur nationalité. Ceci a changé ma réflexion et je me suis dit que le festival serait intéressant non pas avec des commissaires d'exposition mais avec les habitants. Beppu Project ne peut pas regrouper que des artistes professionnels car beaucoup d'habitants de Beppu ne connaissent pas vraiment ce qu'est l'art. Je souhaite que les gens qui ne connaissent pas ce qu'est l'art puissent en avoir une approche ludique.
CR : Comment s'est mis en place le Beppu projet ?
JY : Au début, il n'y avait ni bureaux, ni financement, rien. Il y avait juste du temps pour discuter avec les gens de ce que nous pourrions faire maintenant, et de ce que nous devrions faire. Il n'y avait aucun soutien. En travaillant, je me suis rendu compte que l'argent était nécessaire pour démarrer ce projet. J'ai alors décidé de faire des demandes de subventions à différentes organisations administratives telle que la chambre de commerce, la préfecture et la ville. La première fois, je n'ai pas réussi la présentation de notre projet et donc je n'ai pas eu de soutien mais la deuxième fois, j'ai réussi à les convaincre. Au départ, les habitants de Beppu étaient très défavorables à notre association ; ils pensaient que ce projet n'était pas nécessaire, ils ne le comprenaient pas ou pensaient que l'art était inutile pour eux. Nous avons entrepris un travail pédagogique autour de l'art pour faire comprendre aux habitants que celui-ci n'est pas réservé aux amateurs d'art ou à une catégorie spéciale de gens et que ce domaine peut apporter des choses essentielles à chaque esprit. J'ai donc souvent lutté avec les habitants. Même aujourd'hui, bien qu'il y ait de plus en plus de soutien et que les gens petit à petit essayent de nous comprendre, il nous faut continuer à convaincre.
CR : Quels ont été les chantiers et les grands temps forts du Beppu project depuis sa création ?
JY: Notre projet comprend l'organisation d'expositions, de workshop et de résidences. Notre travail consiste aussi au réaménagement d'espace tel que Kashima, ou la création et l'aménagement de lieux d'exposition, ce que nous appelons les platforms. Dans le centre de Beppu, il y a partout des magasins inoccupés. Nous essayons d'y installer des activités civiles afin de revitaliser ces espaces et de les faire redécouvrir. Notre travail est aussi d'organiser le Mixed bathing world, le grand festival bi-annuel de Beppu. Je ne sais pas si le Beppu project a eu de grands temps forts. J'ai l'impression que nous n'avons pas encore réussi à porter tous les fruits de notre travail... Pas à pas, nous trouvons de nouvelles choses à concevoir et à mettre en oeuvre. Par exemple, nous sommes souvent bloqués par des difficultés telles que rassembler des fonds, établir des relations avec la société locale ... Mais à mon avis, plus nous avons à nous confronter à des difficultés, plus le Beppu projet se développe. Je crois que ces expériences deviendront notre bien.
CR - Comment est venue l'idée d'organiser un grand festival, quelles étaient les intentions artistiques de ce projet ?
JY: Au départ, j'ai voulu organiser un festival comme la Documenta en Allemagne. J'ai alors interrogé plusieurs personnes de Beppu pour savoir si un festival d'art serait intéressant pour eux et ils m'ont répondu "ça a l'air intéressant" ou "je ne m'intéresse pas à l'art". Pour résumer les réactions, j'avais l'impression qu'ils n'étaient pas très habitués à fréquenter l'art. Je me suis dit alors qu'il n'y aurait pas beaucoup de sens pour les habitants de Beppu d'organiser un festival d'art comme dans une ville où les gens peuvent avoir une proximité quotidienne à l'art. J'ai décidé alors d'organiser un festival qui serait un "endroit" le plus ouvert possible, même à ceux qui n'ont aucune connaissance de l'art. C'est un peu comme les bains publics si nombreux à Beppu où se retrouvent ensemble les hommes et les femmes. J'ai voulu que Beppu devienne un "endroit" qui puisse inspirer les artistes et en même temps un lieu ou les habitants pourraient partager leur point de vue. Ce festival devait représenter une activité citoyenne dans laquelle ils puissent s'investir. Il fallait également élaborer une coopération avec la ville pour que ce soit vraiment citoyen. Pendant le festival, j'ai ainsi essayé de confier la plupart du travail de guide à des bénévoles. En y travaillant, ils ont l'occasion de se trouver en face de la pensée des artistes, de leurs oeuvres et de la ville de Beppu. Ils apprennent et ressentent plein de choses et ils essayent de les transmettre aux visiteurs. Les bénévoles apprennent ainsi l'art de façon très personnelle à travers les 65 jours de festival.
CR - Quels ont été les temps forts de Mixed bathing world ? Quelles ont été les propositions d'artistes qui à ton avis ont marqué ce festival ?
JY: Grâce à la rencontre avec M. Serizawa, directeur de P3 art and environnement (http://p3.org/), j'ai pu construire une image claire du festival. Nous espérons que ce soit comme un voyage dans lequel les participants ouvrent des "portes" qui leur permettent de rencontrer l'art, la musique et la danse. Ce festival a ainsi deux visages : celui dit de la « tranquillité » et celui du « mouvement ». Le versant tranquille est développé grâce aux expositions de 8 artistes venant de plusieurs pays, l'autre dimension est développé par des spectacles de danse et de musique mais aussi grâce aux projets de Waku-waku Konyoku appartement (l'appartement de Kiyoshima) que 132 groupes de jeunes artistes ont investi tout en y étant hébergé. Cet appartement datant des années 50 était abandonné jusqu'à aujourd'hui. Parmi toutes les expositions, celle que Sarkis a réalisée au temple de Hatoba m'a impressionné. C'était un endroit complètement oublié auquel plus personne ne faisait attention. Ce temple est dédié à des dieux de la mer car autrefois Beppu était une ville de pêcheurs et une ville touristique très animée grâce à son ouverture maritime. Ce temple a donc été un lieu très important pour les habitants de Beppu. Sarkis a tout de suite ressenti l'essence de cet endroit sans avoir aucune information à son sujet. Son installation nous a permis de redécouvrir la valeur de ce lieu, son intervention m'a rappelé que souvent nous sommes aveugles et que nous ne voyons que la surface des choses.
CR : La première édition de Mixed bathing world a eu lieu il y a presque deux ans, quelle expérience tirez-vous de ce premier festival et comment préparez-vous la prochaine édition ?
JY: Pour répondre à cette question, je vous propose de continuer avec la proposition de Sarkis. En fait, il y a une ?uvre de son projet que nous n'avons pas pu réaliser. Il désirait investir un monument en pierre de ce temple, mais un habitant a objecté que c'était vexant que Sarkis y intervienne tout en ne sachant pas dire pourquoi. Sarkis m'a dit alors : « maintenant c'est le moment où nous semons mais il ne faut pas trop arroser. Quand le moment sera arrivé, je reviendrai réaliser ce projet ». A ce moment-là, je me suis dit que ce sera à nous, Beppu project d'arroser, de nourrir les projets des artistes qui ont participé au Mixed bathing world. C'est vrai qu'il faut du temps pour connecter une ville et ses habitants à l'art, mais ce n'est pas la peine de forcer les gens à comprendre l'art et ce n'est d'ailleurs pas notre but principal. Notre projet est de connecter les gens, des lieux et l'art. Ma définition du mot connexion est compliquée et organique, ambiguë peut-être. Cependant, je peux dire clairement que l'art est nécessaire dans la vie et dans la société. Quand tous ces éléments seront connectés, nous pourrons sûrement avoir une expérience où nous percevrons le monde complètement différemment de nos habitudes. Nous y croyons et nous voulons absolument le voir, donc Beppu project continue ses activités. A partir du 1er novembre, le comité de Mixed bathing world (Beppu projet fait partie de ce comité) organise Beppu art month. C'est un projet artistique que n'importe quelle personne, association ou même musée pourront y inscrire et participer. Nous mettrons gratuitement à leur disposition des endroits tels les platforms et le vieux théâtre. Ce projet est destiné à montrer la culture aux citoyens mais aussi à faire découvrir des lieux aux publics. Nous organisons aussi cinq jours de symposium pour discuter sur la nécessité de l'art au niveau du commerce et de la région. Ces échanges seront visibles en direct sur Twitter et U-stream pour nous permettre d'avoir l'opinion de tous et notamment des personnes qui n'ont pas l'habitude de fréquenter les conférences. Le grand festival est un processus mais ce n'est pas notre but final.
CR : Quels seront les prochains développements du Beppu project ?
JY: Nous avons aussi l'intention de développer les BP, c'est un système que nous avons créé et qui remplace l'argent. Par exemple, l'entrée d'une exposition peut être payé en BP, mais grâce à cette forme de monnaie on peut aussi manger ou se faire masser... Les BP sont vendus sous forme de carnet et on peut aujourd'hui les utiliser dans une vingtaine de magasins associés à Beppu project, par exemple des restaurants, des boutiques de massage et des Onsens.
CR : Quel est l'avantage, par rapport à une monnaie institutionnelle tel que le Yen ?
JY : Le carnet est acheté 500 yens mais il en vaut 600.
CR : Comment est née cette idée de BP ? Quel en est l'état d'esprit ou la stratégie ?
JY: L'idée de créer le système de BP est venue pendant la première manifestation Mixed bathing world. Le principe était de créer un système visuel qui montrait l'efficacité de notre activité pour la collectivité de Beppu. Notre objectif n'est pas le profit commercial, il s'agit avant tout de mettre en connexion un public et des lieux. Par exemple, au Beppu art month, il faut acheter un carnet de BP pour obtenir les tickets d'entrée des expositions. De fait, le public est incité à visiter plusieurs expositions pour mettre à profit son carnet. En même temps, ce principe permet aux visiteurs, aux touristes, de découvrir des lieux inédits de Beppu. Comme je le disais, le BP permet aussi aux gens de déjeuner, de dîner ou de faire des achats dans les magasins adhérent au BP. Cette liste de magasin est choisie par le Beppu project et nous tenons à faire un choix de qualité. Souvent les guides ne sont pas fait pour les touristes mais pour la publicité, pour notre part, nous revendiquons la qualité de l'information. Un des avantages du BP est donc de permettre aux touristes d'avoir des informations honnêtes et fiables. De leurs coté, les magasins qui participent au projet nous transmettent des données sur la nature de leur clientèle (leurs âges, les horaires de leurs activités etc). De notre coté, nous prenons 10% de commission pour l'échange des BP en monnaie classique. Le BP est donc un système rentable pour tout le monde.
Lien : www.beppuproject.com