Un texte de P. Gábor écrit à l'occasion de l'exposition Les idées de Bevis Martin & Charlie Youle, sur une proposition de Tripode, à la Station VasteMonde à Saint-Brieuc. Du 20 septembre au 25 octobre 2009.
P. Gábor est universitaire. S'intéresse notamment à l'épistémologie des sciences humaines. Vit à Nantes.
Nova idea, novum organum
La façon d'exposer un savoir le détermine pour partie. Considérer en dehors de cela que ce savoir est savoir de la réalité
en elle-même serait une erreur. Ce que l'humain en sait, il le construit par la forme particulière de son intelligence, son histoire, ce qu'il lui est possible ou non de s'autoriser : c'est aussi de là que vient ce qui peut passer pour des aberrations. C'est à la croisée de ces deux idées que l'histoire qui suit se situe, en prolongation du propos de Bevis Martin et Charlie Youle. D'où son titre : « nouvelle idée, nouvel organe » ? aussi une manière de clin d'oeil à un de leurs compatriotes dont un buste aurait pu entrer dans l'installation, le philosophe Francis Bacon.
Du haut de la chaire, le professeur enseigne l'anatomie aux étudiants assemblés pour l'écouter dans un amphithéâtre austère. L'université est prestigieuse, le professeur est aussi un médecin réputé. Son enseignement, savant, est conforme en tous points à ce qu'ont dit les meilleures autorités. C'est d'ailleurs exclusivement en se fondant sur le texte de leurs ouvrages qu'il opère : il n'a jamais pratiqué une dissection, ni touché un organe. L'assistant qui, dans les cas favorables, porte aux yeux du public ceux qui sont décrits en chaire n'a lui, jamais lu un livre d'anatomie, pour la bonne raison qu'il ne sait pas le latin (ce qui signifie pas lire du tout). Le premier enseigne aux futurs « praticiens » que les nerfs partent du coeur (Aristote l'a écrit) et les vaisseaux sanguins du foie (selon Galien). Le second exhibe des pièces de chair dont il ignore tout et que, de ce fait, il mutile parfois sans le savoir : un boucher du moindre abattoir lui en remonterait. Le bénéfice de l'ensemble peut sembler mince. Le savoir des médecins, leurs médications, on s'en doute, ne seront pas fondés sur ce que la faculté considérerait aujourd'hui comme une connaissance approfondie de l'anatomie.
C'est pourtant l'enseignement que Vésale reçut lors de ses études de médecine. C'était le cours que celle-ci allait : il le raconte au début de son ouvrage majeur,
Le fonctionnement du corps humain. Cela ne date pas d'hier : du début du XVIe siècle, et le livre est bien entendu en latin. Vésale est un esprit porté à la polémique, si ce n'est à la querelle. Mais ce qui se lit dans son mordant, c'est aussi l'amorce d'un changement d'époque, de savoir, et donc de « réalité » : cela ne se fera ni sans peine, ni sans ennemis. Son livre est le premier traité d'anatomie au sens où la médecine l'entend aujourd'hui, paraît-il un des meilleurs. Il ne prend pas de gants pour se débarrasser des autorités là où elles se sont trompées (Galien par sept cent fois), et - c'est une nouveauté déterminante - il comporte des planches d'illustration. Pour une précision maximale, celles-ci ont été confiées à des artistes de renom, qui y mettent les cadavres disséqués en scène, c'est dans le goût de l'époque. Surtout, les gravures sont effectuées d'après nature, et les dissections de la main experte de Vésale lui-même, qui s'est abaissé à la pratique sans honneur des barbiers-chirurgiens : au XXe siècle, Georges Canguilhem soutiendra qu'il s'agit là de son apport majeur. Vésale met alors en évidence que Galien n'avait raisonné que d'après la dissection de magots, supposant que l'anatomie de ces petits singes était suffisamment analogue à celle de l'humain. Certaines erreurs trouvaient là leur explication : on n'a le savoir que de ce qu'il est admissible de savoir ! Il eût été impensable à l'Antiquité de disséquer un corps humain.
Le résultat impressionne. Par son ampleur et une précision descriptive qui paraît presque exagérée au regard d'une explication encore chimérique. Le renversement est total, dans l'ordre de ce qui mérite d'être su (mais à cette heure ne l'est pas encore) ; c'est lui qui entraîne cette sorte de démonstration de force dont le caractère spectaculaire est, en un sens, la seule signification. Cette conviction se superpose bizarrement chez moi à l'image de la classe de sciences naturelles, et à ce professeur embouchant des poumons de moutons sanguinolents pour montrer, visiblement satisfait de sa trouvaille, qu'il s'agissait d'un genre de sac gonflable. L'opération était surtout comique. Cette sorte de naturalisme forcené, tendant vers un
gore dont les élèves étaient souvent friands, me paraît un pendant des planches de Vésale, dont la perfection pointilleuse évoque presque plus, pour un oeil contemporain, des reproductions d'écorchés de la statuaire grecque classique que de véritables corps humains. La réalité n'est pas plus grande - pas moindre - d'un côté et de l'autre, et l'utilité presque douteuse au vu de l'objectif apparent (transmettre un savoir), quoiqu'il faille aller au-delà, bien sûr, de l'anecdote, du fait particulier (telle « patte » de graveur, tel mouton fraîchement passé de vie à trépas) pour atteindre à l'ordre du général, d'une abstraction censée se dessiner sous l'apparence matérielle. La Renaissance découvre et, de ce fait, aime peut-être avant tout les collections où c'est dans de l'étrange encore qu'il s'agit de mettre un ordre :
Le fonctionnement du corps humain en est une à sa manière. Certes, la médecine y gagnera. Mais il faudra facilement deux siècles de cette médecine pour que les gens commencent à mourir un peu moins.
On parle alors de magie naturelle ; elle deviendra philosophie naturelle, puis science, et, vu d'aujourd'hui, un irrépressible mouvement semble s'être amorcé enfin vers la connaissance et la vérité : bref vers « la modernité ». Mesuré à l'aune de nos désirs et exigences, qui descendent pour l'essentiel de là, on peut estimer que c'est le cas. Le savoir ne consistera bientôt plus qu'en mesurable et dénombrable. Le livre de Vésale en est alors une pierre de touche. Il dit de quoi est fait l'anatomie humaine. On lui fera bientôt dire de quoi, pour l'homme de science, est fait
l'humain - le reste n'étant que philosophie ou morale, soit aimable baliverne ou façon de serrer un peu au collet d'éventuels récalcitrants. La mécanique du corps était presque contingente, elle deviendra envahissante. En forçant un peu le trait, vous et moi avons reçu un tel enseignement.
L'histoire ne va pas, cependant, sans soubresauts formidables. Le XVIe siècle fut pour la plupart de ceux qui le vécurent, siècle de misère, famine, guerres, épidémies : la « Renaissance » s'est opérée dans la douleur ! Il faut bien des explications au malheur, et un Dieu bon ne peut en être tenu pour responsable. On chercha du côté de Satan. Le Diable allait son train, de ce temps ! Il conclut force pactes, ou ses lieutenants, avec des femmes pauvres des campagnes. On les pourchassa comme sorcières, à grands renforts d'Inquisition, tortures et bûchers. Certaines étaient folles, dirions-nous ; leurs juges l'étaient, à coup sûr.
Ce qui intrigue, c'est que le phénomène alla s'amplifiant dans des proportions démesurées vers les dernières décennies du siècle, et qu'il atteint son pic autour de 1630, au moment où Galilée publiait son fameux
Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde, qui est pour la marche de la Terre l'équivalent du Vésale pour l'anatomie. Ce vieux monde d'erreurs et d'illusions pernicieuses, voilà, dirait-on, qu'il ne voulait pas disparaître ! Il en jetait à la face de l'Europe sa caricature grimaçante. Le juriste Jean Bodin, auteur de
De la démonomanie des sorciers (1581), travaillait à fonder en droit les persécutions dans toute leur sévérité : ce fut un des grands succès de librairie de ces années-là. Ses adversaires, encore peu nombreux, étaient taxés de sentimentalisme, quand on ne les suspectait pas - c'était plus dangereux - de nier la réalité du Démon.
Bientôt cependant (des dizaines de milliers de morts plus tard quand même), ceux-ci l'emportèrent. À mesure, veut-on croire, que cédaient les résistances à un monde de matière et à l'immutabilité des lois de la physique triomphante. Incubes, succubes et autres entités sataniques mineures disparurent comme fables ; le Diable lui-même cessa de tourmenter - au moins la médecine et la bonne société. On ne dressa plus de bûchers, et on s'accordera sans peine à le considérer comme un progrès. L'homme ne fut plus que conduits, fluides, jeu de poulies et de roues dentées. Me croira-t-on ? la connaissance du labyrinthe inquiet de l'esprit humain en régressa de beaucoup.
P. Gábor
Le livre de Vésale est plus connu sous son titre latin :
De Humani Corporis Fabrica. Il a été publié en 1543. In english, Vésale is known as Vesalius, Galien as Galen.