Short, une sémantique évocatrice, un phrasé monosyllabique que l’on prononce comme on respire. Le 24 mai 2014, ce jeune lieu d’exposition où l’art contemporain ne se prononce pas en un seul mot inaugure sa neuvième exposition. Au menu : sushis, makis, cakes au pesto, à la feta, aux olives, sans oublier l’inconditionnel moelleux au chocolat. Une variété élaborée
in situ avec l’aide précieuse de la famille et des amis, que l’on déguste avec des boissons diverses – dont le tout nouveau « cocktail Short », mariant la fraise au basilic. Comme un manifeste gustatif, ce mélange coloré, étonnant et savoureux reflète la proposition pétillante issue, cette fois-ci, d’une carte blanche confiée à Anne Brégeaut*. Les pavés, désertés de toute activité industrielle diurne, laissent place à un moment de convivialité. Le vernissage peut commencer.
« Viens voir comme je te manque », un appel à la fois chuchoté et scand&ea...
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Short, une sémantique évocatrice, un phrasé monosyllabique que l’on prononce comme on respire. Le 24 mai 2014, ce jeune lieu d’exposition où l’art contemporain ne se prononce pas en un seul mot inaugure sa neuvième exposition. Au menu : sushis, makis, cakes au pesto, à la feta, aux olives, sans oublier l’inconditionnel moelleux au chocolat. Une variété élaborée in situ avec l’aide précieuse de la famille et des amis, que l’on déguste avec des boissons diverses – dont le tout nouveau « cocktail Short », mariant la fraise au basilic. Comme un manifeste gustatif, ce mélange coloré, étonnant et savoureux reflète la proposition pétillante issue, cette fois-ci, d’une carte blanche confiée à Anne Brégeaut*. Les pavés, désertés de toute activité industrielle diurne, laissent place à un moment de convivialité. Le vernissage peut commencer.
« Viens voir comme je te manque », un appel à la fois chuchoté et scandé depuis les bords de Loire. Anne Brégeaut pousse la lourde porte de Short, déployant l’espace tel un roman à systèmes. Elle réussit avec brio à édulcorer l’architecture industrialo-militaire en animant l’austère grain du parpaing par des fictions plastiques sucrées, un savoureux mélange de réalité et d’imaginaire. Faisant fi d’une quelconque recherche de perspective, elle opte pour des formes et des sujets immédiatement perceptibles, partageant des rêveries intimes aussi élaborées que les meilleures stratégies échiquéennes.
À notre tour d’expérimenter l’exposition au cours d’un exercice de funambulisme psychique nous conduisant à évoluer parmi ces fenêtres ouvertes sur autant d’ailleurs paradoxalement familiers : une réalité parallèle métaphorisant les strates de notre inconscient, une aventure proche des épopées babyloniennes de Brautigan ¹. Devenus à la fois auteur et acteur, il nous appartient de tisser un fil rouge entre ces fictions. Seulement, la bulle de savon, confortable et irisée, à bord de laquelle nous flottons, menace d’exploser à tout instant. Passée au prisme de nos projections mentales, telle ou telle œuvre peut subitement virer aigre, dès lors que l’on s’approche au plus près. L’exposition recèle bien des anachronismes, lesquels sont toujours mis en tension. On oscille sans arrêt entre conscient et inconscient, réalité et fiction, rêve et cauchemar, sourire et larmes aux yeux… À l’évocation d’une certaine tendresse (Wo, wo, wo), se substituent régulièrement des sentiments de solitude (Mirage), d’inquiétude (Entre chien et loup), d’abandon (Des choses perdues), de tristesse (Si loin de moi) jusqu’à l’absence ou la disparition (La chambre verte). Souvent, les rapports dichotomiques cohabitent au sein d’une même œuvre, comme en témoignent à titre d’exemples Bang, bang, bang ou Hollywood.
Cette fois-ci encore, Anne Brégeaut décline le motif de la maison en deux ou trois dimensions. Représentation symbolique du centre de l’existence, la demeure d’Anne Brégeaut sème le trouble sur les dimensions rassurantes et confortables qu’on lui reconnaît communément. Sorte de fantôme flottant dans Entre chien et loup, elle ponctue, esseulée, le paysage amoureux de l’œuvre Wo, wo, wo. Elle déroge souvent à sa fonction d’abri (In the pines), nous plongeant finalement dans une sensation proche de « l’inquiétante étrangeté ² » (Le petit vase vert). La maison tient une bonne place dans la pratique d’Anne Brégeaut, tout comme son symbole est de grande importance pour la psychanalyse. « Ce qui arrive ‘‘ dans la maison ’’ se produit à l’intérieur de nous car nous sommes souvent nous-mêmes la maison. […] Tout rêveur peut être lui-même la maison de ses rêves […] ³. » Formellement, chaque œuvre est une parenthèse dans laquelle l’artiste propose une solution libertine entre le support et la surface, le fond et la forme. Aux murs comme sur le sol, le bois taillé s’associe aux couleurs flashy de la peinture vinylique. Viennent s’ajouter sporadiquement d’autres matières de natures diverses : pâte à modeler, papier, verre, etc.
L’exposition multiplie les clins d’œil à la part formaliste de l’histoire de l’art, ce qui est manifeste dans Cup of T. Cette œuvre est en premier lieu la trace photographique d’une mise en scène imaginée, confectionnée et réalisée par l’artiste. Une fois le cliché encadré et accroché, les motifs répétitifs et colorés de la nappe se poursuivent sur les bordures du cadre puis sortent complètement de l’image pour évoluer sur les murs blancs de Short. Dès lors, cette proposition prend une tournure performative, par la répétition du geste qui engendre la répétition du motif. Dans ce wall-over en cours, la peinture devient électron libre, fuyant à la fois l’espace arbitrairement contraint par le cadre et la scène relatant une communication impossible. L’idée d’un dialogue entravé trouve un écho matériel dans Entre nous : une table en bois peint, coupée en deux par une imposante paroi au motif vichy.
L’œuvre décomplexée d’Anne Brégeaut surfe sur la vague californienne sans jamais se laisser submerger. Les narrations fourmillent de citations plastiques, comme la récurrence des piscines ou points d’eau rappelant la pratique de David Hockney. Sous couvert d’une facture d’apparence instinctive, Anne Brégeaut développe un travail singulier dont l’iconographie se compose de fragments issus d’une « mythologie » à la fois personnelle et atemporelle. Elle pioche ses images dans des souvenirs d’enfance où les frontières entre les âges sont devenues poreuses. De Heidi à Dark Vador (Yeah, yeah, yeah), le Devil ou la figure du Clown agissent comme des standards. Sans oublier Arlequin, qui semble dissimulé un peu partout. Ce personnage incontournable de la commedia dell’arte, aux vêtements bigarrés, pourrait être la figure allégorique du travail d’Anne Brégeaut : une œuvre à multiple facettes.
Le temps de l’exposition, Short est à la fois coffre aux trésors et carrousel. « Viens voir comme je te manque », un interlude haut en couleurs qui continuera doucement à raisonner, longtemps après avoir quitté la friche industrielle nantaise.
Ce nouvel événement, telle une nouvelle montée d’adrénaline, jalonne une histoire artistique privilégiant le rythme et l’alternance ; une double perspective qui s’esquisse dès l’inauguration de Short, le 28 décembre 2012, avec « Copie de copie = vrai » : Joseph Dahan, à la fois commissaire d’exposition et parrain du lieu, nous entraîne dans la foulée au regretté Stakhanov pour un concert à guichet fermé. Dès lors, le ton est donné, une ligne directrice se dessine. La programmation artistique est ponctuée par des événements nocturnes souvent impromptus : les concerts de Lovers (US) et Vison (FR) en novembre 2013, et d’autres rendez-vous dansants, comme la fête orchestrée par l’explosif Brain Radio Show en décembre 2013 (http://www.thebrainradio.com/) ou le mix/performance de DJ Zammix, le 23 avril dernier. Chaque carte blanche prend l’allure d’une résidence au fil d’échanges complices entre les artistes et l’équipe Short. Du point de vue des expositions, la cadence admet aussi une liberté formelle : le parti minimaliste et radical des peintures murales réalisées sous contraintes par Nicolas Mulher* (« Règle Blanche », commissariat assuré par Mbdt curators : http://www.mbdtc.eu/) ou le mouvement introduit par Jean Herpin*, lorsqu’il pose son regard âpre sur le monde actuel (« Hystérésie »). Le jeu fait également son entrée dans les murs de Short lors de la rafraîchissante « Ping-Pong Kermesse » à laquelle Quentin Faucompré* nous a conviés durant l’hiver 2013. Avant lui, Nicolas Guiot* entravait l’espace, y imposant son indocile « Folie numéro trois », laquelle redéfinissait avec puissance les extravagances architecturales. Cette thématique est également exploitée par Nicolas Milhé*, qui invite une bibliothèque postmoderne à l’intérieur de l’abrupte Short (« Le Complexe »). La question du fait du prince est alors réactualisée par la citation d’une parcelle parisienne, réduite à l’état de maquette et sur laquelle s’épanouit une végétation rudérale, transformant progressivement l’objet en une ruine de la Ve République. Une fois le complexe sorti du lieu, au tour des joyeux graphistes de Formes Vives* de forcer la solide cloison de Short, ouvrant la voie d’un curieux pèlerinage à travers des « Souvenirs d’expédition » (http://vimeo.com/93139103).
L’aventure Short poursuit sa route. Peu après le départ des doux délires d’Anne Brégeaut et avant une courte pause estivale, l’espace servira de vitrine pour les lauréats du DNSEP 2014 de l’école des beaux-arts de Nantes, pour la deuxième année consécutive.
Hélène Cheguillaume
(1) Richard Brautigan, né le 30 janvier 1935 et mort le 14 septembre 1984, écrivain et poète américain qui a notamment écrit le roman Un privé à Babylone (Dreaming of Babylon: A Private Eye Novel 1942), paru aux États-Unis en 1977 et en France en 1981.
(2) L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept freudien. L’essai, paru en 1919, analyse le malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne.
(3) Les rêves et leur interprétation, 1986, 2e éd. 2002, Ernest Aeppli, docteur en psychologie et psychothérapeute.
* Les dates et les liens vers les dossiers d’artistes se trouvent sur le site de Short http://www.espaceshort.com/enconstruction.html